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2 mars 2024 6 02 /03 /mars /2024 15:02

 

La présente note tente de proposer une grille de lecture intelligible de la multitude des faits qui accablent le monde agricole.

Depuis la nuit des temps, l’agriculture est une activité nécessaire à la conservation/reconstitution de la vie. Dans le monde moderne, point n’est besoin d’être économiste pour se rendre compte que cette conservation de la vie se déroule en dépensant tout ou partie de ce qu’on appelle un salaire dans ce qui est devenu la grande distribution, elle-même ravitaillée pour partie par le monde agricole. Plus les prix des produits de l’agriculture sont élevés et plus le coût de la vie est élevé et inversement plus les prix des produits agricoles sont bas et plus le coût de la vie est faible. François Quesnay savait déjà cela quand il affichait  aux questionnements royaux sa réponse cynique : « je suis pour un bon prix du blé car lorsque celui- ci est bas le peuple devient arrogant et paresseux ».

Logiquement,  si l’agriculture développe des gains de productivité, le coût de la vie doit baisser. C’est ce que la France a bien connu au cours du siècle précédent avec une modernisation spectaculaire de son agriculture. Le prix des produits agricoles baissant ou augmentant plus faiblement que les salaires, il devait en résulter ce que simplement on appelle une hausse des niveaux de vie et l’avènement de l’immense classe moyenne qui devait caractériser la seconde partie du vingtième siècle.

Marx et les « biens salaires»… produits par les agriculteurs

Marx, très grand interprète des règles du jeu du capitalisme parlait de partage de la « plus-value relative » impulsée par la productivité. Dans son langage, si les biens de consommation – ce qu’il appelle les « biens salaires » - achetés avec les revenus distribués par les capitalistes voient leur valeur diminuer en raison de gains de productivité dans l’activité agricole, il doit en résulter logiquement une diminution des salaires, baisse résultant elle-même de la baisse du coût de la vie. Concrètement et simplement, si une vie de salarié est reproduite journellement par un kilogramme de pain et que le prix du pain diminue de moitié en conséquence d’un doublement des rendements agricoles, le coût de la vie est également divisé par 2 et donc le salaire peut lui-même être divisé par 2. Dans cette circonstance, les capitalistes récupèrent la totalité des gains de productivité, ce que Marx appelait la « plus-value relative », celle dépendant des gains de productivité donc de la « dévalorisation » des « biens salaires ». Si maintenant les salariés réussissent à maintenir le niveau de salaire, ces mêmes salariés empochent les gains de productivité. Dans un tel contexte, la lutte des classes au sens de Marx est aussi un combat autour du partage des gains de productivité.

Les aventures historiques de la « plus-value relative ».

1 – Historiquement, il y a eu effectivement partage des gains de productivité et il en est résulté une première approche dans l’édification d’une immense classe moyenne. Globalement, les budgets consacrés à l’alimentation - ceux consacrés à l’achat de marchandises agricoles - vont régulièrement diminuer (13% aujourd’hui contre plus de 50% en 1950). En contre partie, ils vont laisser la place à de nouveaux biens, lesquels vont socialement devenir de nouveaux « biens salaires » au sens de Marx : logement, équipement ménager, téléphone, etc. Ces mêmes biens vont logiquement eux-mêmes bénéficier de gains de productivité à partager entre capitalistes et salariés.

2 - Les salariés pouvant désormais arbitrer entre divers « biens salaires » vont devenir de plus en plus exigeants et vont s’intéresser aux prix de ces premiers « biens salaires » que sont les produits de l’agriculture. Ils seront en cela aidés par la grande distribution qui fera pression pour une accélération des gains de productivité. Les agriculteurs doivent être compétitifs comme tous les acteurs de la vie économique. Déjà, des relations asymétriques entre entreprises agricoles nombreuses et grande distribution ou firmes agroalimentaires oligopolistiques vont se nouer. La pression sur les prix imposera une accélération de la modernisation de l’agriculture.

3 - La mondialisation permettra une accélération massive de la construction d’une « plus-value relative » d’un nouveau type. D’abord les entreprises pourront travailler dans des zones où la « valeur de la force de travail » est plus faible (le coût de la vie est plus faible en Asie, en Afrique, etc.). Si les biens fabriqués dans ces zones sont aussi des « biens salaires », il pourra en résulter une baisse de la valeur de la force de travail en Occident : les biens en question permettront de diminuer davantage le coût de la vie et la grande distribution et les firmes agroalimentaires s’y emploieront. De quoi comprendre les armadas d’acheteurs en route vers l’Asie…De quoi comprendre ce que naguère on appelait le grand accord entre WalMart et le parti communiste chinois…. Ce n’est plus WalMart et ses fournisseurs américains qui reproduiront la force de travail américaine mais des entreprises chinoises sur le sol chinois.

4 - Cette baisse de la valeur de la force de travail ne pourra plus nourrir aussi facilement que par le passé le partage des gains de productivité. C’est que la désindustrialisation fragilise la condition salariale et engendre un chômage qui pourra être plus ou moins masqué par le maintien d’un Etat-Providence qui lui aussi se trouve être le support d’une partie du coût de la vie. Ce qu’on appelle économie sociale se développe sans gains de productivité et le coût de la vie ne peut diminuer que par des importations massives en provenance du sud. Ce qui se met en place est la possible naissance de vastes zones de l’ex -Tiers monde chargées de la reproduction de la force de travail de l’Occident et, en particulier de la France qui se désindustrialise plus rapidement qu’ailleurs. En contrepartie, de vastes zones de l’Occident et en particulier de la France deviennent des espaces où un revenu se dépense sans y avoir été produit. C’est par exemple le cas des espaces privilégiés occupés par des retraités ou inactifs dans le sud de la France… Des incohérences de territoires qui vont se multiplier…

5 - Les usines fabriquant les « biens salaires » disparaissent et se reconstruisent à la périphérie de l’Occident. Dans ce dernier monde et tout particulièrement en France, nous n’aurons plus que des entreprises de logistiques (les bien salaires produits à la périphérie doivent être distribués et nourrir le centre). Ainsi les entrepôts « Amazon » peuvent se développer sur les friches industrielles. A ces entreprises il faudra encore ajouter les entreprises agricoles jusqu’ici non délocalisées qui tenteront - fouettées par la grande distribution et les firmes agroalimentaires - d’apporter leur contribution à la baisse du coût de la vie. Ces entreprises agricoles non délocalisées (agriculture américaines, Beauce/Brie/Champagne etc. pour la France) resteront grandement exportatrices à partir de leur territoire. Le dernier ajout qui permettra de photographier le nouveau paysage est bien évidemment le maintien d’un Etat social très endetté. Bien évidemment tout ce qui n’est pas « biens salaires » peut encore subsister, notamment les industries de biens d’équipement, les industries de l’armement et toutes celles très nombreuses encore qui, techniquement, s’articulent à ces dernières.

6 - Mais la mondialisation est exigeante en termes de libéralisation des échanges et les traités de libre échange ne peuvent que se multiplier ( 47 par la seule UE) pour offrir des débouchés aux entreprises, soit celles restées dans le centre, soit celles déjà délocalisées et qui souhaitent voir croître leur part de marché dans le monde. L’UE est l’archétype de ce modèle et invente la concurrence libre et non faussée. Jusqu’ici l’agriculture n’était pas encore délocalisable comme l’était le capital industriel. Le facteur de production terre/environnement devait rester attaché à son antique espace national. Parce que les traités de libre échange se doivent être globaux et concernent toutes les marchandises, l’agriculture ne peut en être exclue. Cette dernière devra donc se soumettre et accepter que le coût de la vie au centre soit partiellement et de plus en plus assuré par des firmes agricoles lointaines. La poursuite de l’éventuelle  baisse du coût de la vie doit se payer par une masse toujours croissante de biens salaires importée. Et le renard est entré dans le poulailler car les agricultures du centre se font concurrence et utilisent les outils de l’UE pour s’entredévorer : l’agriculture française est mangée par l’Espagnole ou celle de la Pologne, etc. Ce qui entretient le processus de dévalorisation de la force de travail. Il y a beaucoup plus que des chaussures, vêtements, jouets, appareils électroménagers, etc. qui doivent être importés. Il y a désormais à importer tous les produits agricoles qui étaient historiquement les premiers « biens salaires » : fruits, légumes, viandes, poisson, produits laitiers, etc.

7 Les traités de libre échange ont un double effet et s’ils permettent l’importation généralisée des biens salaires, ils détruisent aussi les écosystèmes dans ce qu’on appelait le Tiers-Monde. Si une partie de l’agriculture occidentale reste très compétitive ( céréales notamment) le libre échange viendra détruire les cultures vivrières du Sud. A l’asymétrie qui va apparaitre dans l’Occident va correspondre une asymétrie dans le sud : les biens salaires du sud seront de plus en plus produits par l’Occident, et donc à l’incohérence qui se développe dans ce dernier espaces va correspondre une incohérence dans le sud : abandon du mais mexicain au profit du maïs américain, abandon des pommes de terres en Colombie au profit de celles de l’Europe, abandon du lait africaine au profit de celui de la même Europe, etc. De quoi expliquer que l’Europe qui importe massivement des « biens salaires » en exporte aussi massivement.

8 Les traités de libre échange supposent aussi l’abandon de toute forme d’interventionnisme en matière de régulation et de prix. D’où la disparition des stocks de produits de première nécessité (ce qui était la sécurisation de la couverture des biens salaires) et le développement de la spéculation sur les bien salaires agricoles qui deviennent tous l’objet de supports financiers. Au zéro stock de l’industrie correspond le zéro stock de l’agriculture.

9 - Aujourd’hui, nous sommes avec les questions liées au climat et à l’environnement arrivés au bout de la grande aventure consistant à faire produire à l’étranger la quasi-totalité des « biens salaires » consommés par les vieux Etats-Nations au premier desquels on trouve la France dont on vantait naguère l’excellence agricole. Non seulement l’agriculture européenne se doit d’être asservie par les règles du jeu du capitalisme mondialisé, mais elle est menacée de disparition par les règles concernant la protection du climat et de l’environnement. La course aux gains de productivité est certes désormais bloquée par la foule des règlements et normes concernant les intrants de la production, mais surtout par l’imposition d’un recul des surfaces autorisées à la culture ou l’élevage. Jadis le capital industriel délocalisé laissait à l’état d’abandon des friches industrielles. Aujourd’hui, l’agriculture en délocalisation va laisser des jachères.

10 - Ce grand mouvement est aussi la fin des classes moyennes protégées par le  capitalisme autocentré et efficient de la fin du vingtième siècle. Les « biens salaires » agricoles ou industriels majoritairement issus de la périphérie continuent de se dévaloriser au rythme des innovations et de la productivité. La concurrence en fait gonfler la quantité et la perte de valeur est surcompensée par des besoins artificiellement créés. La société de consommation devient hégémonique au sein de territoires où des revenus jamais produits et chargés de dettes sont « magiquement » dépensés. l’Etat social resté exigeant n’est plus finançable que par de la dette publique. Situation qui caractérise plus spécifiquement la France.

11 – Ce grand mouvement est aussi porteur d’effets peu réversibles dans le sud. La fin de l’écosystème des cultures vivrières ne laisse pas facilement la place à un développement autocentré. Les nouveaux salariés des usines fabriquant des « bien salaires » pour l’Occident n’ont pas les moyens d’acheter leur production. A ce titre ils ne restent encore que les « aidants » à la fabrication dévalorisée des biens-salaires consommés par l’Occident

12 - Bien évidemment, ce grand mouvement aux conséquences géopolitiques majeures devrait être revisité. Du point de vue de l’Occident, il sera toutefois très difficile d’y protéger son agriculture. S’agissant de l’UE telle qu’elle est, on ne voit pas comment il serait possible de ne plus inclure l’agriculture dans les grands traités de libre-échange. Les avantages compétitifs de la périphérie de l’Occident sont bien évidemment concentrés dans  une agriculture où les taux de salaire et les normes sont très avantageux. Et c’est ainsi qu’au nom de la rationalité économique, l’Occident continuera probablement de confier une bonne partie de la gestion du coût de la reproduction de sa force de travail dans les espaces qui naguère s’appelait Tiers-Monde. Il lui sera aussi très difficile de renoncer à sa pratique de destruction des écosystèmes du sud, en acceptant dans des traités, qui ne seraient plus de libre- échange, la protection de ces derniers.

13 - Du point de vue de la seule agriculture, il serait judicieux de l’extraire des règles du jeu, de ce qui reste encore la mondialisation, et de rétablir un minimum de cohérence territoriale. Est-ce politiquement possible ?

 

 

Jean Claude Werrebrouck

 

 

 

 

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7 décembre 2023 4 07 /12 /décembre /2023 18:15

Les Echos du 6 décembre dernier évoquent, page 16, les désaccords des fournisseurs d’électricité relativement à la nouvelle régulation envisagée entre l’Etat et EDF[1]. Dans le langage de ces fournisseurs qui sont majoritairement de simples revendeurs d’électrons  (non produits par leurs soins), on évoque un risque d’éviction, c’est- à- dire une barrière qu’EDF pourrait ériger pour retrouver un monopole sur les grands consommateurs. Toujours selon leur langage, cette barrière qui serait une  entrave à   la concurrence, pourrait être levée si on envisageait une séparation entre un « EDF producteur » et un « EDF fournisseur ». Cela signifierait que l’accès à l’électricité s’opérerait selon les mêmes conditions, que l’on soit EDF ou simple revendeur. Resterait à savoir qui déterminerait ou contrôlerait les coûts et prix du nucléaire accessible aux mêmes conditions pour tous.

Les termes cachés du débat : le côté industrie

Bien évidemment, un tel dispositif supposerait un intérêt évident à ce que les coûts d’accès soient le plus faible possible pour les revendeurs, ce qui signifie concrètement l’accaparement de la rente nucléaire selon des modalités très proches de celles de l’ARENH aujourd’hui. Plus le prix du nucléaire est faible et plus cela favorise les revendeurs sans pour autant les mettre en difficulté vis à vis d'un EDF fournisseur travaillant pour un même cout de la matière première électron.

Inversement, l’intérêt d’EDF producteur serait de vendre plus cher à EDF fournisseur. Si EDF producteur était donc séparé d’EDF fournisseur, l’intérêt global de l’entreprise serait  la maîtrise complète du coût de production du nucléaire dont on sait que le montant dépend très largement de l’éventail des coûts retenus. Un coût du nucléaire incorporant le renouvellement du parc selon les technologies en vigueur ( coût de long terme), n’est pas le même qu’un coût unitaire de court terme.

On voit donc que, derrière le débat sur la séparation d’EDF en 2 unités, il y a tout l’enjeu de l’accaparement de la rente nucléaire. Les revendeurs auraient souhaité conserver la rente sous une forme ARENH, tellement profitable, mais Ils accepteraient les modalités nouvelles si toutefois ils pouvaient contrôler le prix de cession des électrons produits vers les revendeurs dont le revendeur EDF. Bien évidemment, la grande presse n’analyse pas la réalité du débat et se contente de rapporter un mécontentement qui va devenir croissant jusqu’à la transformation de l’accord entre Etat et EDF en loi. Clairement les revendeurs acceptent la disparition de l'ARENH mais veulent un substitut tout aussi avantageux. A l'inverse EDF entend retrouver la liberté classique d'une entreprise industrielle classique et ne veulent plus d'un ARENH source d'une inacceptable prédation au profit de parasites qui au surplus agitent l'idée d'un intérêt général produit par une concurrence non faussée. 

Les termes cachés du débat : le côté finance

Derrière la question que l’on présente comme technique, se profile également une question qui a plus à voir avec la finance qu’avec l’industrie. Il est clair que si les revendeurs ne maitrisent plus une bonne partie de la rente, la fragilité plus grande des prétendues entreprises correspondantes sera intégrée dans le marché de gros. Très clairement l’accès au marché serait plus coûteux car beaucoup plus exigeant en termes d’appel de marge et de collatéral. Une exigence accrue si les fournisseurs devaient s’aventurer sur les contrats de long terme avec partage des risques (CFD ou contrats sur différences). Si rien ne change et si Bruxelles ne vient pas au secours des revendeurs, il est probable qu’un effet de ciseau meurtrier se mette en place : coût d’accès plus élevé que sous le régime douillet de l’ARENH et coût d’accès au marché de gros plus difficile. De quoi être définitivement en difficulté.

 La crise de l’an dernier fût meurtrière pour les revendeurs spéculateurs et nombre d’entre-eux ont disparu (plus d’une dizaine sur un quarantaine). Un paradigme non contrôlé par ces mêmes acteurs pourrait devenir le dernier clou du cercueil.

Se retirer du débat : le côté politique.

Dans cette affaire, il faut comprendre le relatif éloignement de Total Energie. L’entreprise pourra certes perdre un ARENH non négligeable, mais ne perdra rien sur le marché de gros en raison de l’énormité de son poids. Au surplus, elle se doit de rester éloignée de débats qui, risques électoraux obligent, pourraient remettre au goût du jour la fin du très curieux marché de l’électricité et le retour du monopole public. De quoi se faire discret.

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2 décembre 2023 6 02 /12 /décembre /2023 07:02

 

Dans une analyse publiée dans les échos des 25 et 26 novembre, nous sommes alertés par une phrase forte : « L’accord du 14 septembre entre EDF et l’Etat est un accord financier courtermiste entre deux entités criblées de dettes »[1]. Empiriquement, il est difficile de contester la réalité de la dette de l’un et de l’autre de ces deux acteurs, avec y compris un lien entre les deux, la dette d’EDF pouvant exiger une recapitalisation par son propriétaire devenu unique, l’Etat, et recapitalisation ne pouvant s’opérer que par l’accroissement de la dette de ce même Etat.

Par contre, l’auteure n’explique en aucune façon les circonstances qui ont pu entraîner une telle situation. Elle n’explique pas non plus la situation de très grande compétitivité d’un EDF qui pendant plusieurs dizaines d’années va garantir des prix très faibles de l’électricité au bénéfice des consommateurs et des producteurs. Une situation qui sera insupportable aux yeux d’une Allemagne qui ne va jamais tolérer un prix de l’électricité près de deux fois moins élevés en France qu’en Allemagne.  Elle n’explique pas enfin ce passage de l’exceptionnelle efficience au désastre d’aujourd’hui.

L’auteure de l’article n’explique pas et, au contraire, se permet d’affirmer que le problème n’est ni l’ARENH[2], ni le marché européen de l’électricité, ni la croisade antinucléaire de l’Allemagne[3] mais tout simplement l’insuffisante performance de l’outil nucléaire français. Insuffisance là aussi incontestable, mais pour laquelle il faudrait en élucider les causes profondes.

Pourquoi et comment le monopole efficient et bienveillant s’est -il effondré ?  Voilà la véritable question à élucider.

On sait que l’entreprise était un monopole naturel qui, au niveau du seul nucléaire, pouvait bénéficier – à l’inverse de tous les autres pays que compte la planète- des avantages de la grande série (58 réacteurs construits en un eu plus de 20 ans). On sait aussi que le choix de la gestion centralisée est un avantage décisif du monopole pour l’ajustement instantané et sans coûts de transaction de l’offre à la demande.  Là encore il s’agit d’un avantage spécifiquement français. Concrètement nous avions un monopole fonctionnant à rendements continuellement croissants.  D’un point de vue théorique la rente de monopole dans un contexte de service public peut se décliner en choix multiples : cession d’une partie de la rente en termes de prix de vente faible au profit des consommateurs et des entreprises, cession en termes d’avantages sociaux, cession en termes d’intérêts redistribués à la finance par le biais de l’endettement et, le cas échéant, cession en termes de profit pour l’Etat. Il n’est donc pas anormal de produire des résultats comptables différents que ceux normalement attendus d’une entreprise classique sur un marché classique. Le monopole est là pour redistribuer la rente  selon le choix des politiques publiques.

Sans la déréglementation du marché de l’énergie (directive européenne du 19 décembre 1996, mais aussi directives du 26 juin 2003, mais encore loi NOME du 7 décembre 2010, mais enfin le décret 2012-465 portant sur l’application de l’ARENH à compter du 1er juillet 2011), EDF aurait pu - comme par le passé- redistribuer sa rente de monopole. Ce qui va gêner EDF sera d’abord d’apprendre dès la fin de la construction du parc nucléaire (1999), qu’il va perdre sa mission de service public tout en devant continuer à redistribuer la rente nucléaire. Surtout, il va rapidement apprendre que de nouveaux invités seront conviés au partage de la rente : les fournisseurs d’électricité. Ces derniers à partir du 1er juillet 2011 vont bénéficier de 25% de la production nucléaire de l’entreprise pour un prix très avantageux (42 euros/MWH). Alors que la redistribution de la rente pouvait se justifier dans le cadre d’une mission de service public, on voit mal en quoi la redistribution à des fournisseurs dont la plupart n’ont aucune connaissance de l’industrie de l’électricité est éthiquement justifiable. Du point de vue du dirigeant d’EDF, la chose est même extraordinairement grave puisque, concrètement, l’ARENH consiste à céder la production de l’entreprise à de futurs concurrents qui eux-mêmes n’auront aucune obligation d’investir dans l’industrie. La rente douillette est davantage propice aux frissons et joies du trading sur le prix de l’électricité qu’à l’affrontement des rigueurs industrielles. Plus crûment exprimé on comprend mal que les dirigeants EDF n’aient pas offert leur démission à l’Etat propriétaire devenu lui-même délinquant.  Le personnel politico-administratif a -t-il le droit d’organiser la prédation d’une entreprise restée très largement propriétaire de la nation ? Dans le contexte de la crise de 2022, cette prédation s’est montée approximativement à 20 milliards d’euros[4].

Plus difficile à comprendre est sans doute l’abandon des projets et des recherches dans le domaine du nucléaire (fin d’Astrid, décision de l’abandon du nucléaire civil, fermeture programmée dès 2011 de 17 centrales nucléaires en Allemagne, etc.), avec comme conséquence gravissime l’évaporation à long terme des compétences correspondantes. Cet abandon, d’abord peu visible au début des années 2000, s’est gravement matérialisé en 2022 avec l’arrêt de production de plus de la moitié du parc. Bien évidement cet arrêt a considérablement ajouté aux difficultés engendrées par la crise. Concrètement nombre de fournisseurs d’électricité ont abandonné une clientèle, obligatoirement récupérée – service public oblige- par un EDF aux capacités de production diminuées….obligeant le producteur historique, EDF, à payer le prix fort sur le marché de gros ( jusqu’à 600 euros/MWH). Après avoir couvert les fournisseurs de cadeaux, il faudra payer le prix de leur irresponsabilité…

Oui, les résultats comptables d’EDF sont devenus tragiques. Alors que l’endettement était déjà élevé au début des années 2000 ( ratio calculé sur la base des fonds propres de 58% en 2002) il passe à 140% en 2022. Rappelons que dépasser un ratio de 40% en entreprise classique est déjà considéré comme dangereux.

L’accord financier du 14 septembre est certes courtermiste, mais il est bien davantage un accord entre un aveugle, L’Etat, et un paralytique : EDF. Plus précisément c’est l’aveugle qui n’a pas vu les conséquences dramatiques de l’irruption d’un marché de l’électricité, et qui a décidé de briser l’entreprise qui l’avait tant aidé durant les 50 premières années de son existence.

L’histoire funeste de l’aveugle et du paralytique va hélas se poursuivre et l’on voit déjà le Sénat qui veut lancer une commission d’enquête - une de plus- sur le prix de l’électricité (décision le 13 décembre prochain) et une UE qui veut investir 584 milliards d’euros pour les seuls réseaux….au profit de la bonne circulation des électrons devenus marchandises….Rappelons qu’avant de faire circuler il faut produire et soulager le paralytique. Rappelons aussi au Sénat qu’il fut un acteur ayant participé au vote de la loi NOME et de son décret faisant naître l’ARENH.

 

 


[1] Texte rédigé par Cécile Maisoneuve, présidente de Décysive, texte  publié dans les pages « idées » des Echos et ayant pour titre : « Nucléaire : en finir avec l’exceptionnalisme » .

[2] Accés régulé à l’énergie nucléaire historique.

[3] On pourra lire à ce sujet le « Rapport d’Alerte » de juin 2023 publié par l’Ecole de Guerre Economique, en particulier les pages consacrées aux activités de la fondation allemande Heinrich Böll.

[4] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/11/prix-de-l-electricite-un-peu-de-lumiere-dans-un-ocean-de-bavardages.html

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17 novembre 2023 5 17 /11 /novembre /2023 14:20

Depuis plusieurs jours des journalistes exposent l’accord entre le gouvernement et le président d’EDF. Ils reconnaissent eux-mêmes la difficulté à entrer dans la compréhension de l’accord, parlent de « mécanisme alambiqué » ou de « trop grande complexité ». Ils évoquent la rente nucléaire sans savoir de quoi il s’agit, s’étonnent de la non- participation des fournisseurs alternatifs ou des propos peu transparents concernant les futurs rapports entre EDF et ces mêmes fournisseurs alternatifs, etc.. Globalement un accord qui laisse chacun dans l’interrogation en particulier les industriels qui aimeraient pouvoir en savoir davantage sur le coût de leurs intrants.

Pour y voir plus clair, nous proposons un petit modèle tiré de la théorie de la rente foncière exposée voici 2 siècles par l’économiste Ricardo, auteur bien connu de tous les étudiants en économie. Nous tenterons de montrer dans ce qui suit en quoi l’électricité et son prix peut être saisi à partir de ce qui était naguère les contraintes agricoles exposées par Ricardo.

Supposons 3 catégories de terre, la première connaissant un coût complet de production d’une unité de blé pour une dépense de 20 unités monétaires, la seconde moins productive pour une dépense de 40 unités monétaires et la troisième encore plus difficile pour une dépense de 60 unités monétaires. Logiquement? la seconde terre ne sera exploitée que si le prix unitaire du blé atteint les 40 unités monétaires, soit son coût de production. De la même façon la troisième terre ne sera mise en exploitation que si le prix du blé atteint les 60 unités monétaires. Le prix de marché étant unique, nous constatons un phénomène de rente pour la première terre, d’abord de 20 unités si le prix de marché atteint les 40 unités, puis de 40 unités si ce même prix atteint les 60 unités. C’est ce que David Ricardo appelait la rente différentielle, un surprofit résultant de l’efficience relative de la première terre. Observons aussi que, sur le marché, le prix correspond au coût marginal c’est – à -dire le coût supplémentaire pour produire une unité supplémentaire de blé.

Lorsque les 3 terres sont en exploitation, nous constatons une production de 3 unités de blé pour une dépense de 60X3= 180 unités monétaires, dépense autorisant une rente de 20+40= 60 unités monétaires. Si l’on raisonne rationnellement, un monde idéal et non réel, on pourrait théoriquement produire 3unités de blé pour un coût de 20+40+60= 120 unités monétaires, soit un prix unitaire de 40 unités monétaires. Dans ce cas il faudrait subventionner les producteurs de la terre la moins fertile et considérer que le prix de vente n’est plus égal au coût marginal. Le type d’organisation agricole correspondant à cette réalité serait un monopole bienveillant, ou une nationalisation à des fins d’intérêt public. Et dans ce type d’organisation on constate que la rente est partiellement redistribuée, notamment au bénéfice des consommateurs qui ne paient plus 60 unités monétaires mais seulement 40 pour une unité de blé.

Cet exemple nous sert d’éclairage pour comprendre ce qu’on appelle encore le marché de l’électricité et le fameux coût marginal dont on disait l’an dernier qu’il était, hélas, le prix annonciateur de la catastrophe énergétique….

Supposons en comparaison 3 catégories de centrales inégalement productives, ce qui est bien sûr le cas de la réalité concrète. Logiquement si l’électricité est assortie d’un simple prix de marché, ce dernier se fixe sur le coût marginal et par conséquent, comme pour la terre, le marché de l’électricité est porteur de rente. Il est pourtant plus complexe que le marché du blé car, à l’inverse de ce dernier, il n’y a pas de stock possible et il est strictement nécessaire d’ajuster, à la seconde près, l’offre à la demande, égalité stricte qu’il faut maintenir malgré les fluctuations des consommations. Cette exigence est encore plus difficile à tenir si les divers producteurs ne sont pas tous équipés des mêmes capacités de flexibilités productives. Ainsi il faut accorder, (mais à quel prix et à quel titre ?) une priorité aux producteurs d’énergies renouvelables et imposer aux autres (mais à quel prix et à quel titre ?) un effacement de production…lorsqu’il y a beaucoup de vent ou de soleil. Le marché de l’électricité est donc une affaire beaucoup plus complexe que celui du blé : il exige une interaction entre les centrales et leurs managers ce qui n’est pas le cas des exploitants agricoles.

La spécificité de l’électricité fut aussi à l’origine en France de la construction d’un modèle réglant l’ensemble des difficultés y compris celle de la rente. Ce modèle est celui de la centralisation complète permettant une unité de direction et surtout la redistribution de la rente. Concrètement il s’agit d’EDF dans sa forme initiale, celle qui se déploiera entre 1946 et le début du vingt et unième siècle. EDF fera mieux que les agriculteurs qui sont en compétition et – reprenant notre exemple – produirons 3 unités de blé pour une dépense de 180 unités monétaires alors que rationnellement ils pouvaient produire autant pour seulement 120 unités monétaires.

Bien évidemment, on pouvait imaginer un prix de marché avec un monopole récupérant l’intégralité de la rente : Le prix se fixant sur la dernière unité, techniquement la moins efficiente, et donc sur le coût marginal. On pouvait ainsi imaginer un monopole prédateur et édificateur de rente : au plus le monopole se fait paresseux en termes d’efficience, au plus son coût marginal est élevé et au plus sa rente de monopole augmente…. Le résultat historique fur l’inverse, la centralité permettait l’efficience et la rente fut de plus en plus redistribuée, ce que ne peuvent faire les agriculteurs en concurrence dans notre modèle. Une redistribution allant jusqu’à devenir saignée avec le dispositif ARENH de 2011.

La centralité est aussi celle qui a permis l’édification d’un parc nucléaire jusqu’ici inégalé dans le monde... En sorte que par comparaison avec notre petit modèle agricole tout se passait comme si EDF pouvait élargir sans cesse les dimensions de la terre n° 1, la plus productive, et donc élargir la rente correspondante. De quoi par conséquent construire une rente considérable à redistribuer sous la forme de prix très bas de l’électricité, et un prix administrativement décidé, donc un prix qui n’est pas issu d’un marché. De quoi aussi, par conséquent entrainer une inquiétude allemande qui, par le biais des institutions européennes, arrivera à briser le modèle français afin de faire monter le prix de l’électricité. Une destruction qui fut d’abord  celle de la casse des capacités industrielles par disparition des savoirs et savoirs faire : EDF n’est plus aujourd’hui en état d’élargir une rente à redistribuer au nom d’un intérêt public et ne pourra pas avant de très longues années mettre en activité de nouvelles centrales.

Globalement avant les accords du 17 octobre (niveau européen) et du 14 novembre (niveau français) la rente nucléaire EDF se répartissait en fonds perdus par la chute de la production (la meilleure terre produit beaucoup moins et donc produit moins de rente), une chute estimée à 130TWH, en subvention ARENH ( 120 TWH)  et en achats à des coûts marginaux augmentés par la spéculation , donc des prix ahurissants au cours de la crise de 2022 (jusqu’à pour certaines journées 600 euros/MWK). Ces derniers sont difficilement évaluables. Sur la base d’un prix actuel d’environ 90 euros/MWH les sommes perdues se montent à environ 20 Milliards d’euros côté ARENH (90-42) X 120,) et 11,7 milliards côté perte de production. Soit environ une perte correspondant approximativement à 25% du chiffre d’affaires. En cumulé, de quoi comprendre les dettes abyssales et pertes d’EDF.  Ces chiffres sont très approximatifs mais expriment l’importance de la ponction provoquée par une politique publique scandaleuse jusqu’ici insuffisamment connue.

Les accords du 17 octobre et du 14 novembre ne font pas disparaître les prix de marché et donc un prix aligné sur le coût marginal, soit par conséquent une absence de redistribution de rente au profit des usagers. Ils ne vont pas non plus faire disparaitre les gigantesques spéculations financières sur la matière première électricité, une matière première que l’on retrouve dans nombre de produits financiers.

Par contre, ils annoncent la relative fin de la saignée d’EDF. La ponction de l’ARENH va disparaître et EDF pourra vendre librement au prix de marché en captant partiellement la rente provoquée par un prix à proximité du coût marginal. Les fluctuations aberrantes du coût marginal seront partiellement gommées par des contrats de long terme librement négociés avec les utilisateurs. Il est ainsi prévu des contrats de 10 années au profit de 150 clients électro-intensifs soit environ 2TWH. De quoi mettre en place des stabilisateurs dans la tempête des prix agités par les questions géopolitiques et la finance. EDF est donc appelé à récupérer dès 2025, la rente injustement perdue et à profiter d’un coût marginal lui-même encore élevé par une  rareté de l’électricité politiquement organisée depuis plus de 20 ans. Cependant cette possibilité de jouer le jeu du marché sera contenue par l’intervention de l’Etat qui s’invitera au partage de la rente. Au-delà d’un prix d’environ 70 euros/KWH l’Etat va taxer ce qu’il appelle le surprofit (la rente EDF). Le produit de cette taxation sera redistribué selon des modalités encore non établies aux utilisateurs victimes d’une tarification qui restera celle du coût marginal, lui -même victime de la spéculation internationale et des questions géopolitiques.

L’électricité restera dans l’ordre du marché, mais EDF retrouvera progressivement de quoi récupérer une rente que naguère elle redistribuait dans le cadre d’une mission de service public. L’accord ne dit rien des fournisseurs alternatifs qui absorbaient goulument l’ARENH ( 20 milliards d’euros). Ces mêmes accapareurs, on le sait aujourd’hui, se sont rarement comportés en entreprises investisseuses et se contentaient souvent d’un « biberon de rente EDF ». En dehors de quelques cas particuliers comme Total et Engie , leur paresse a contribué à la rareté de l’électricité. Manifestement, sauf à imaginer une très forte hausse du prix de marché, les fournisseurs alternatifs vont devoir se transformer en entreprises réelles sauf à disparaître. Pour ces fournisseurs alternatifs le métier sera moins la spéculation, voire la fraude sur l’ARENH arrachée à EDF, et davantage une activité réellement industrielle.

Retour de vrais industriels chez EDF où les dirigeants ne seront plus des marionnettes conscientes du sale boulot qui leur était assigné. Retour d’EDF qui après avoir fabriqué l’avenir avait dû accepter le chemin de l’autodestruction. Passer d’un présent occupé à détruire le passé à un présent constructeur d’un futur raisonnable ne sera pas facile, mais une page très négative est peut-être à jeter aux orties.

 

 

 

 

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7 octobre 2023 6 07 /10 /octobre /2023 09:41

Le climat est un bien commun dont la vulnérabilité est le fait d’acteurs divers qui coopèrent au sein d’un système humain, c’est-à-dire une société concrète. Ce qui caractérise l’Occident et ce qu’on appelle la modernité  est la relative  méconnaissance de  son inclusion dans un système global appelé nature. De fait, dans ce type de monde, la nature est idéologiquement à la disposition des hommes et les externalités qu’ils y développent sont jusqu’ici assez largement négligées. Voilà pour l’angle anthropologique de la question.

Vu sous l’angle économique, la notion d’externalité fut d’abord seulement réservée aux interactions de marché, ce que l’on trouve encore de façon amusante  dans les manuels d’économie , par exemple le fait que les tanneurs ne peuvent polluer une rivière dont l’eau est utilisée par une brasserie située en aval. Et de ce raisonnement devait émerger le grand principe du pollueur payeur que l’on utilise encore de façon plus ou moins raffinée dans ce qu’on appelle le marché du carbone. Dans cette façon de raisonner, la question de l’environnement reste secondaire par rapport à celle complètement centrale : le droit à une onde pure qu’il faut préserver par des coûts de dépollution à imposer aux tanneurs. Dans un tel contexte si l’on préserve la nature c’est d’abord pour préserver un bon fonctionnement des marchés : les tanneurs doivent payer le coût complet de leur activité et ne pas imposer à la brasserie des dommages économiques. Le but n’est pas la préservation de la nature mais son utilisation à des fins d’optimisation des marchés. Clairement, la préservation de la nature est un moyen et non une fin. Nous avons là la traduction économique de l’axiome anthropologique de l’Occident.

Il est possible d’approfondir la question des externalités à partir de notre exemple en posant la question de la disponibilité quantitative de l’eau : Pour tous les utilisateurs, elle devient un bien commun gérable par une collectivité ou un Etat. A ce titre il y a des dépenses de protection à prévoir qui vont apparaître comme un prix ou une taxe. Le plus souvent, on reste dans le même logiciel et la même économicité : la nature reste un moyen - une matière première de l’économie - et non une fin. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui la décarbonation peine à quitter une problématique de marché. Elle en connait toutes les contradictions, par exemple : comment sortir les actifs carbonés des bilans, en particulier bilans bancaires ? De ce point de vue, des activités, par exemple les producteurs d’énergie fossile, apparaissent aujourd’hui aussi obsolètes que les producteurs de carrosse dans l’industrie automobile. On veut mettre un prix à la nature pour la préserver et donc  sanctionner certaines activités et on se retrouve dans une difficulté de marché. Par exemple, comment empêcher que la taxe carbone aux frontières de l’Europe que l’on vient de mettre en place ne débouche pas sur de nouvelles délocalisations ? Les producteurs de carrosses mourraient broyés sur le mur du marché alors que l’industrie européenne, affectée par une taxe carbone aux frontières, n’est que blessée et donc  peut se redéployer dans un espace plus accueillant. Se battre contre le marché n’est pas chose simple et les conséquences inattendues sont nombreuses.

On peut aller plus loin dans la préservation de la nature  et déclarer  que celle-ci  dispose de droits opposables aux humains. Dans ce cas, il appartiendrait  à tous les acteurs humains de respecter les droits de la nature. Cela suppose naturellement un principe d’universalité acceptée par tous les Etats. Mais là encore pure illusion puisque nombre d’Etats en formation se servent du marché pour se construire et s’affirmer. C’est le cas de la Russie qui vient de déclarer qu’elle s’opposerait à toute réduction de la production d’énergies fossiles. C’est le cas de  la Chine, laquelle ne peut accepter une telle norme qui bloquerait sa politique de puissance.

Il faut en conclure que la gestion des communs suppose un coût qu’aucun acteur ne peut clairement accepter dans le cadre d’une société globale reposant sur le seul marché. On voit mal qu’en un point quelconque du monde, en raison d’un principe universel, une entreprise, quelle que soit sa nationalité puisse être condamnée par un tribunal mondial, à verser des réparations à la nature. Et la question est d’autant plus difficile que la nature est d’une formidable complexité (climat, biodiversité, adaptation au réchauffement, etc.) et qu’elle ne se résume pas à la seule question de la température de la planète.

La contrainte environnementale ne  peut donc qu’être gérée par tout ou partie d’une renoncement à la logique mondiale des marchés. Une logique qui jusqu’ici correspondait bien à l’axiome anthropologique de l’Occident.  Dans un monde en quête de compétitivité permanente, la pression sur l’environnement reste majeure. Nous en restons sans le dire à la « tragédie des biens communs » et les solutions des spécialistes de ces questions ne sont ni la collectivisation/nationalisation (Garret Hardin) ni la privatisation généralisée (solution libertarienne ) ni l’auto-gouvernance ( Elinor Ostrom). D’où les débats incessants sur la réalité du problème. D’où les légitimes interrogations en France sur la publication du « rapport sur l’impact environnemental du budget de l’Etat », document annexé au projet de loi de finances.

Et la pression sur l’environnement n’est pas la seule externalité globale des marchés mondialisés. Bien avant que les questions environnementales ne soient clairement posées, la recherche de compétitivité a déployé d’autres pressions : celle sur la fiscalité qu’il faut limiter en raison de la concurrence, mais aussi celle sur le fonctionnement des Etats qui devront limiter leurs dépenses régaliennes et de plus en plus celles sur le service public lui-même. La première signifie l’enkystement dans une dette croissante pour la plupart des Etats, la seconde signifie la dégradation voire l’inadaptation croissante des services publics pour ces mêmes Etats désormais noyés dans un « new public management », toujours revisité et toujours revisitable, pour le plus grand bonheur des marchands de management. Cette dernière dégradation en entraîne une autre celle de la démocratie de plus en plus contestée car devenue incapable d’apporter les réponses exigées par les citoyens.

Le FMI lui-même s’affole  en prenant conscience d’un prix du carbone qu’il faudrait multiplier par 12,  d’une dette publique qu’il faudrait accroître massivement (10 à 15 points de PIB) pour les pays développés, et bien davantage encore pour les pays émergents et en développement. Curieusement ce même FMI considère que face à cette quasi-impossibilité il faudrait avoir recours au secteur privé pour financer la transition énergétique.

Il sera très difficile d’échapper à la nouvelle, et beaucoup plus dangereuse, tragédie des communs, celle qui s’articule et prend force autour de plusieurs axes : environnement, dette, dysfonctionnement public, démocratie. La solution que nous avons proposée dans notre article précédent (http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/10/politique-publique-entre-la-dette-et-le-climat-il-faut-choisir.html) réduit la douleur mais ne fait pas disparaître la maladie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 août 2023 1 28 /08 /août /2023 14:52

 

Les statistiques chinoises nous laissent parfois dans l’interrogation. La courte note qui suit, est consacrée au taux de croissance pour lequel les autorités chinoises parient encore sur le chiffre de 5% de hausse pour l’année 2023. Un pari intenable… et durablement intenable.

La croissance du PIB d’un pays dépend de beaucoup de paramètres dont 2 sont déterminants :  l‘évolution de la population active et l’efficacité de l’outil de production, c’est-à-dire ce qu’on appelle les gains de productivité. De ces deux paramètres - qu’il nous faut examiner-  dépend la croissance attendue pour 2023.

Ce que l’on annonce à grands cris, est bien évidemment la question de la démographie chinoise qui fait que le pays voit désormais sa population globale diminuer, une diminution estimée à plus d’un million de personnes pour 2023 et qui va prendre, mécaniquement, une ampleur croissante dans l’avenir. Le taux de reproduction - autour de 1- est aujourd’hui l’un des plus faibles du monde. Ce que l’on sait moins est qu’en conséquence la population en âge de travailler diminue elle aussi. En la matière, on trouve dans la littérature beaucoup de chiffres fantaisistes ou des estimations qui ont beaucoup changé au cours du temps. Ce que l’on sait est que depuis plusieurs années les villes chinoises ne voient plus leur taille augmenter par l’afflux de paysans. Cela signifie   que l’exode rural se termine, avec pour conséquence une grande quantité de logements inoccupés… et des usines qui ne peuvent plus recruter comme par le passé. Les estimations les plus fiables évoquent le chiffre de 770 millions de travailleurs actifs pour 2022. Avec toutefois une perspective très négative : le stock de population active devrait diminuer de 40 millions de travailleurs d’ici 2030. Jadis les taux de croissance très élevés correspondaient à un exode rural considérable et donc au passage d’activités de faible productivité ( celles des campagnes) vers des activités plus productives de valeur ( celle des usines au sein de villes nouvelles). Aujourd’hui, les flux d’entrée dans les villes sont taris et les départs en retraite gonflent. Alors que l’exode rural dopait la croissance, les départs massifs à la retraite vont dégonfler cette même croissance.

Sans efficacité croissante de l’outil de production, le PIB chinois ne peut donc que diminuer. Clairement, pour maintenir un taux de 5% de croissance, un taux qui permettrait mécaniquement de dépasser les USA et faire de la Chine la première puissance du monde, il faudrait que l’outil de production assure une croissance de la valeur produite supérieure à 5%. Un chiffre qui permettrait aussi de gommer la diminution inexorable et durable de la population active.

Hélas cette croissance de l’efficience ne sera pas au rendez-vous. Plusieurs arguments majeurs peuvent être invoqués.

Tout d’abord - nous venons de le voir - il n’y a plus à espérer les gains de modernisation entrainés par le passage d’une agriculture traditionnelle faiblement productive vers une industrie beaucoup plus productive : l’exode rural se termine.

Ensuite les transferts de technologie par imitation, par copiage, ou par non-respect de contrats avec les entreprises occidentales, sont eux-mêmes entrés en phase descendante. La marque première de ce déclin se lit dans les flux d’IDE ( Investissements Directs à l’Etranger) qui s’effacent rapidement de l’espace Chinois. Les entreprises occidentales, volontairement ou de façon plus contrainte quittent  la chine. Si en longue période les flux entrants d’IDE furent croissants et vont culminer en 2022 (189 milliards de dollars ), l’année 2023 sera catastrophique avec seulement 4, 9 milliards de dollars pour le second trimestre.

Au-delà, la politique d’un développement beaucoup plus autocentré, imposé par le pouvoir va aggraver les tendances lourdes d’un management centralisé et structurellement peu ouvert à l’innovation. Concrètement dans les grandes entreprises chinoises, qu’elles soient sur le territoire national ou implantées à l’étranger, le groupe des décideurs est peuplé de nationaux et le nombre de cadres étrangers ouverts aux autres cultures reste limité. Le conservatisme managérial bloque le progrès et il est plus difficile de développer une créativité qui suppose une ouverture maximale dans le groupe des décideurs. De ce point de vue, la Chine se contente de développer de coûteuses routes de la soie alors que les entreprise occidentales se nourrissent des différences apportées par un multiculturalisme savamment cultivé. De petits pays, sans grands débouchés nationaux, (Suisse par exemple) peuvent ainsi disposer d’entreprises planétaires à forte croissance en bénéficiant d’une politique d’ouverture maximale dans un encadrement qui a cessé d’être national depuis de longues années (Nestlé par exemple). De ce point de vue la Chine, malgré de solides réussites, reste mal classée dans l’indice mondial de l’innovation (Onzième rang mondial et seulement troisième rang au niveau du continent asiatique selon le « Global Innovation Index » de 2022).

Pour ces trois raisons susvisées, il est clair que  le taux de 5% de croissance pour 2023 est inatteignable. Au-delà, la Chine se dirige au mieux vers la stagnation et plus vraisemblablement vers un affaissement durable de son PIB

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18 avril 2023 2 18 /04 /avril /2023 08:34

Il n’y a plus à dénoncer un endettement et plus encore une spéculation pharaonique à l’échelle mondiale, une réalité  que chacun dénonce, croit en percevoir les dangers, mais pour laquelle aucune solution  n’est envisagée. Pour autant, si l’on veut une démarche sérieuse concernant l’analyse de la réalité et les éventuelles solutions, il faut savoir en démonter l’architecture et les origines de sa construction. Cela passe par le repérage d’enchaînements historiques.

Bien évidemment, l’endettement et surtout la spéculation relève d’une histoire déjà très ancienne : spéculation sur les moulins dans l’antique Athènes, « Système de Law » beaucoup plus tard, paris sur l’évolution de prix des matières premières et des produits agricoles…à toutes les époques, etc. Par contre ce qu’il faut noter c’est, qu’à la différence d’aujourd’hui tout reposait sur la richesse matérielle des biens produits : On spécule sur le devenir de ces derniers. Même chose avec le développement du capitalisme avec des modèles juridiques qui autorisent la liquidité du capital (les actions s’achètent et se revendent), tout en laissant encore ce dernier rattaché à la matérialité physique et à son devenir en termes de richesse. On sait que tel n’est plus le cas avec les produits dérivés qui n’ont qu’un lien très éloigné avec la richesse. Et quand les produits financiers n’ont plus pour objectif que de couvrir la spéculation elle-même, le lien avec la richesse est réellement coupé. D’où cette idée qu’il y aurait aujourd’hui une sphère réelle apparemment  séparée de la sphère financière.

Configuration d’un monde imperméable à la finance.

Le point de départ de cette séparation doit être recherché dans l’effritement de configurations institutionnelles rigides : préférence générale pour le faire soi-même plutôt que d’externaliser (d’où l’idée des grandes organisations chères à Burnham), taux de change fixes, contrôle de la circulation du capital et contrôle des changes, frontières et droits de douanes, prix contrôlés et stabilisés y compris parfois à l’échelle planétaire (pétrole à l’époque des « 7 sœurs » du cartel pétrolier). De quoi ne laisser la finance se déployer que dans les marges du monde. Cette rigidité correspondait aussi à un état technique du monde : la faiblesse des moyens d’informations, et coûts de transports élevés entravaient matériellement la recherche de paris financiers à l’échelle planétaire. Elle correspondait sans doute aussi à un état de la société où la réalité des institutions était aussi faite de corps intermédiaires, et plus généralement de corps politiques composés de grands partis porteurs de projets collectifs. L’individu esseulé et désirant n’était pas encore né.

A partir du début des années 70 tout une série de choix vont intervenir et transformer -petit à petit, par essais et erreurs, par ajustements- le monde. Ces choix vont largement être reliés par un enchaînement, plus ou moins multi-causal, qui, au total, accouchera du monstre financier actuel. Il n’y a pas eu de « grand architecte » ou de « grands comploteurs », mais des choix collectifs, voire individuels, ici ou là, qui vont en entrainer d’autres jusqu’à l’époque présente. La réalité du monde n’est pas celle d’un déterminisme historique.

Un monde qui laisse des zones de perméabilité prometteuses à la finance.

En un peu plus de 3 ans (Aout 1971- septembre 1974) 3 évènements, à priori non reliés, vont devenir les aiguilles qui vont déchirer progressivement les anciennes institutions et coudre, tout aussi progressivement, et sans doute de bric et de broc, la toile de la finance : fin du système de Bretton woods, révolution pétrolière, naissance des fonds modernes de pension.

Le premier, (15 août 1971) met fin sur décision américaine au système de taux de change fixes et à l’interdit des manipulations monétaires. Le second (septembre 1973) met fin au cartel pétrolier et libère complètement les prix du pétrole, lequel devient un instrument de pure spéculation. Le troisième (septembre 1974) désenchasse, au nom de la loi,  les caisses de retraites des grandes entreprises américaines, caisses qui deviennent des organismes financiers complètement autonomes.

Les zones de perméabilité peuvent s’grandir et devenir envahissantes

Les deux premiers évènements vont affecter tous les systèmes de prix. Certes, ces derniers étaient encore à l’époque marqués par une inflation non négligeable, mais ce qu’il y a de nouveau c’est qu’ils vont devenir instables, une caractéristique les transformant en matière première pour la spéculation au quotidien. Jusqu’alors il y avait certes de grands moments spéculatifs, par exemple ceux qui vont mener à la fin de la convertibilité du dollar, mais ces derniers concernaient essentiellement les Etats et leur monnaie dont la parité, garantie par ces derniers, pouvait le cas échéant être contestée. Désormais, le monde jusqu’ici largement sécurisé, devient officiellement insécure…et source du développement sans limite d’un marché de la sécurité à l’échelle planétaire (la fin de Bretton-Woods concerne toute la planète) … Toute une partie de la finance prend son essor sur la vente de produits nouveaux de sécurité financière. Et comme le risque de prix peut être techniquement reporté  (marché de la « couverture » et de ses produits) sans  jamais disparaître, d’emblée la finance se doit d’exiger un périmètre d’activité qui ne peut être que croissant. Et bien sûr, un périmètre qui ne peut s’ouvrir qu’avec du carburant monétaire généré par de la dette. Bien évidemment l’activité correspondante justifie un nouveau type d’emplois et de nouveaux métiers : ceux du marché que l’on vient de créer par modification de règles du jeu entre acteurs du monde. Il n’y a aucune production nouvelle et aucune croissance économique nouvelle, il n’y a qu’une modification de règles. Des règles qui permettent à des entreprises qui ne produisent rien de devenir quasiment aussi  grosses que les entreprises qui produisent. C’est le cas dans le secteur de l’énergie où le trader VITOL basé à Genève peut se comparer à Total Energies.  Les nouveaux emplois et nouveaux métiers générés par millions sont-ils productifs ?

Le troisième évènement est a priori moins visible que les deux premiers. Signal faible, Il est pourtant tout aussi efficace. Les caisses de retraites des entreprises étaient à l’abri de ces dernières. Devenues autonomes de par la loi, elles correspondent aux premières formes d’externalisations, vont devoir voler de leurs propres ailes et entrer en concurrence pour l’accès aux ressources permettant de s’acquitter des pensions. Ces ressources sont des actifs financiers (bons du Trésor ou titres d’entreprises) qu’il faudra désormais surveiller. Alors que les caisses de retraites des grandes entreprises n’avaient pas le pouvoir de surveiller l’entreprise qui les abritait, désormais il faudra se montrer très regardant si l’on veut disposer des moyens suffisants pour payer les retraites. Désormais le monde de l’entreprise doit être sous surveillance :  les cadres et managers conservent une apparence mais ne sont plus dans la réalité que les exécutants de décisions actionnariales.

Les abris ne sont plus possibles

Il faudra donc développer des outils anciens, par exemple les bourses qui vont devenir instrument de mesure, heure par heure, de ce qui se passe dans les entreprises. Bien sûr il faudra une ouverture et une cotation en continu. Il faudra aussi prévoir des liens entre toutes les Bourses de la planète. Et pour mieux surveiller les entreprises, il faudra aussi pouvoir les mettre en concurrence à l’échelle de la planète, ce qui suppose une totale liberté de circulation du capital, circulation qu’il faudra politiquement exiger. Mais la bourse elle-même doit être alimentée par de bonnes informations en provenance des entreprises. Celles-ci doivent par conséquent devenir transparentes et montrer -avec des chiffres- que toutes leurs composantes, toutes leurs  branches, voire tous leurs bureaux et ateliers sont réellement producteurs de valeurs actionnariales. C’est dire que l’externalisation doit se développer en continu, que l’entreprise doit se démanteler au profit d’une chaine planétaire de la valeur.

Parmi les titres à surveiller dans la nouvelle organisation des caisses de retraites il y a les bons du Trésor. Là aussi, il faut surveiller et veiller à la qualité organisationnelle des Etats. Et donc si l’architecture des entreprises est appelée à se modifier, il en est de même des composantes des Etats. D’où ici ou là des réformes structurelles à imposer si l’on veut que la dette publique maintienne une certaine crédibilité. Il n’y a pas que l’économie à surveiller, il y a aussi le politique.

La dynamique des 3 évènements qui se sont matérialisés au début des année 70 n’avait rien de mécanique et l’histoire aurait pu être autre. Par contre, on peut aussi dire que ces évènements sont probablement porteurs d’une réalité potentielle proche ou voisine de ce que l’on connait. Et cette probabilité est renforcée par le fait que ces trois évènements sont amenés à se mutualiser -sans doute avec des conflits secondaires- et à renforcer la puissance de leurs effets sur la réalité institutionnelle. D’abord l’intérêt est commun : les acteurs qui les font vivre ont intérêt à ce que le terrain de jeu s’élargisse. Par exemple les paris sur fluctuation de prix (évènements 1 et 2) offrent des garanties à la libre circulation mondiale du capital laquelle permet sa meilleure valorisation (évènement 3). Les acteurs qui vivent ces transformations institutionnelles ont ainsi intérêt à travailler ensemble et à produire des outils communs voire des exigences politiques communes. De ce point de vue le système bancaire est un haut lieu de rapprochement entre les divers acteurs : il faut développer la capacité à créer le carburant monétaire de la finance, et il faut profiter des anciennes compétences bancaires pour mieux surveiller la bonne valorisation du capital réel. Fonds de pension, assurances, banques doivent se rassembler et édifier des ensembles dont le total du bilan atteindra des hauteurs ahurissantes. De ce point de vue, il sera exigé que les Etats se retirent progressivement de la banque de jadis et que la dette publique cesse d’être, comme dans le cas de la France d’avant 1970, « hors marché » : il ne doit plus être question de planchers de bons du Trésor à geler dans les actifs bancaires. Il ne doit plus être question de « circuit du Trésor » cher à Block- Lainé. Bien évidemment il est urgent de supprimer tout financement direct du Trésor par la banque centrale, un tel financement rétrécirait le nouveau jeu de la finance.

 Ce travail en commun pour les porteurs de ces nouveaux métiers de la finance n’est pas exempt de contradictions : Il existe des conflits objectifs qu’il faudra dépasser. Ainsi la naissance de la monnaie unique (euro) est un formidable avantage pour la bonne circulation du capital et une meilleure homogénéisation dans la surveillance des marchés, mais il est un affaissement du terrain de jeu pour les spéculateurs sur les taux de change. Cela importera peu si l’euro permet davantage d’innovations financières et si au total l’élargissement planétaire des chaines de la valeur fait grossir le marché mondial des changes et les outils qui y sont vendus pour assurer la protection.

Une transparence faite d’opacité et de perte des repères.

La transparence exigée au regard du fonctionnement des entreprises de l’économie réelle et des Etats s’accompagne curieusement d’une opacité sur les flux monétaires. Ainsi l’épargnant ne sait plus ce que devient son épargne et ce qui se déroule à partir de son compte bancaire. Il croit que l’épargne sert à l’investissement alors qu’il n’est plus qu’une pièce dans la formidable machine à créer de la monnaie. Est-elle devenue machine, équipement, bien immobilier ? un swaps de prix ou de taux ? une garantie sur « Notionnel » ? Un « Credit Default Swaps » (CDS) ? une pièce de « Special Purpose Acquisition Companies » (SPAC) ? une subvention ? une promesse de disruption radicale ? une aide sociale ? un support de rémunération ? un support « d’ETF »(Exchange Traded Funds) ? Nul ne sait car nul ne sait comment s’est matérialisé le formidable pouvoir créateur des banques et le shadow banking qui lui est associé. Par contre, ce qu’il y a de sûr est que cette accumulation ne repose que sur une pointe d’épargne et un énorme corps de dettes.

Que les innombrables produits financiers soient obscurs et parfois incompréhensibles, qu’ils soient complètement étrangers à la réalité économique et surtout qu’ils pèsent de plus en plus lourds dans les PIB ne posent pas de véritables problèmes, s’il est possible d’en accroître en continu la valeur de marché. C’est très exactement ce qui se passe avec les diverses multiples opérations de quantitative easing. Que l’investissement réel diminue et que l’investissement financier  augmente sans limite ne gène plus si la rentabilité du second se trouve durablement garantie. C’est manifestement aujourd’hui le rôle des banques centrales qui achètent sans limite de la dette d’Etats mais aussi des titres privés dont la dette d’entreprise et plus encore des ETF. On peut même dans ce nouveau monde contribuer à tuer des territoires entiers en faisant apparaître des profits qui deviennent de plus en plus mystérieux. C’est, par exemple, le cas du Japon dont la banque centrale achète indifféremment d’énormes quantités de titres…qui contribue à l’affaissement du Yen…qui contribue au profit des entreprises nippones qui ont déserté le pays et se sont installées à l’étranger. C’est par exemple le cas des USA dont le congrès ne pourra dans les semaines à venir que voter pour un nouvel élargissement de la dette fédérale. Jadis il était culturellement osé de bloquer politiquement une crise financière. Curieusement, alors que le politique se trouve a priori écarté du jeu financier, et qu’il a juste le droit de s’intéresser aux réformes dites structurelles, il lui est asséné un devoir :  celui de maintenir la croissance et la bonne santé du monstre financier. Même la Suisse se trouve soumise à cette loi d’airain. Jusqu’à quand ?

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6 mars 2023 1 06 /03 /mars /2023 06:54

 

Sur le terrain de l’électricité la  bataille européenne continue et les divers acteurs - Etats, régulateurs, entreprises, voire économistes- après avoir présenté des projets de réformes spécifiques attendent ce mois de mars avec la publication du projet de la Commission Européenne. Pendant ce temps, les industriels, gros consommateurs qui ont dû renégocier leurs contrats  depuis le printemps 2021, continuent de souffrir, d’où des stratégies de mise au repos de l’outil de production, ce qu’on appelle parfois la mise en « position latérale de sécurité », tandis que d’autres entreprises sont parfois amenées à disparaitre (boulangers). Et dans le même temps, les consommateurs de bon sens, continuent de s’étonner du décalage entre un prix de marché piloté par le cours d’un gaz fort peu utilisé en France et une réalité économique fondamentale faite d’un accès massif à un nucléaire peu couteux. Toujours dans le même temps des boucliers tarifaires devenus simples bouées de flottaison  fonctionnent à grands coups de déficit public.

La présente note se propose de montrer que pour la France c’est bien le contexte institutionnel du marché qui a généré et amplifié la déroute. A ce titre nous verrons qu’il convient de supprimer de façon radicale le dit marché si l’on veut aborder de façon plus sécurisée les tempêtes futures d’un mondialisation qui a cessé d’être heureuse. Pour cela nous allons comparer des modèles d’infrastructures électriques différends quant à  leur résilience au regard d’une tempête géopolitique.

Tempête géopolitique sur  infrastructure électrique « bunkerisée ».

Soit un système monobloc, par exemple public, fait d’un ensemble fonctionnant en continu ( par exemple du nucléaire) pour un montant de 90TWH, et d’un autre ensemble plus adapté aux fluctuations des appels ( par exemple du gaz importé) pour un montant de 10TWH . Si les couts complets sont ( pour simplifier) identiques et si l’expression monétaire de ces couts est de 10 unités le TWH, la valeur produite est de 90X10 +10X10 = 1000.

Cette valeur produite dans un modèle monobloc n’apparait pas sous la forme d’un prix de marché qui n’existe pas. Il y a simplement infrastructure publique monopolistique avec des couts estimés et des tarifs administrés à des usagers qui n’achètent pas une marchandise mais paient une redevance appelée « tarif de l’électricité ». Dans ce cadre une politique tarifaire peut orienter les usages qualitatifs et quantitatifs pour optimiser la taille de l’infrastructure « centrales à gaz » et ainsi limiter le risque de rendements décroissants.

Si maintenant une tempête sur le gaz fait doubler le cout de l’électricité sur centrales à gaz, la valeur produite et disponible devient 90X10 + 10 X20 = 1100. La différence (100 unités monétaires) est ici un « prix » qui correspond à un prélèvement international sur l’économie française. Globalement la nouvelle valeur dont une partie n’est qu’une rente internationale doit être payée par les utilisateurs. Notre infrastructure monobloc va pouvoir imposer de nouveaux tarifs propres à récupérer 1100 de valeur, nouveaux tarifs devant répartir la rente internationale sur les utilisateurs,  l’Etat propriétaire, voire l’infrastructure elle -même. Si donc il y a (dans notre exemple) doublement du prix de marché du gaz, il n’y a aucune raison de voir un doublement des tarifs : le cout marginal nouveau (100) n’est pas auteur de prix doublés et donc le bon  sens des consommateurs qui protestent aujourd’hui n’est pas infondé. Les boulangers, les syndics d’immeubles collectifs, etc. ont raison de dire que les nouveaux tarifs proposés sont irrecevables.

De fait si chacun connait de gros ennuis avec ce que l’on croit être une crise de l’énergie, c’est en raison d’un modèle d’infrastructure qui fut radicalement transformé par d’invraisemblables  décisions politiques.

Tempête géopolitique sur infrastructure malade d’attrition et de fragmentation.

L’attrition est celle d’EDF dont l’offre est devenue très insuffisante dans un contexte de demande à perspective fortement croissante. Il y a eu attrition interne sous l’effet d’un abandon relatif du nucléaire et aussi d’une capacité de production abandonnée à des acteurs nouveaux politiquement introduits par la loi (ARENH). Il y a aussi d’une certaine façon attrition externe par le biais du développement d’une idéologie de l’ économie sans production et surtout sans usines…de quoi croire pendant 20 ans que l’électricité serait excédentaire par rapport aux besoins….

Plus grave il y a eu fragmentation politiquement organisée. Désormais, tout acteur y compris non industriel et surtout non électricien peut devenir acteur de l’infrastructure en ayant recours à un système d’achats et de ventes d’électricité dont bien sûr les volumes ARENH généreusement distribués par EDF. Pour se faire on imagine une organisation des échanges par le biais de bourses européennes sur lesquelles ne se forment plus un tarif mais des prix de marché. Des marchés de gros vont permettre l’émergence de contrats à terme sur de grandes quantités, et des marchés de détail vont réguler un quotidien qui désormais sera divisible en minutes. Les tarifs de naguère parce que fixes évacuaient jusqu’à l’idée même de contrat. Dans un modèle bunkérisé le temps était naturellement très long. Les prix d’aujourd’hui parce que libres supposent une solide armature juridique pour sécuriser les nouveaux acteurs. Ainsi le boulanger voudra -t-il être sécurisé par un contrat de moyen terme, ce qui supposera que le fournisseur d’électricité soit sécurisé dans sa politique d’achat de gros. Le temps est devenu très court et il faudra sécuriser alors même que les prix peuvent varier à chaque minute….Il faudra par conséquent nécessairement tout financiariser : les contrats doivent être couverts par tous les outils classiques de la finance. Si tel fournisseur est engagé sur des prix faibles alors que le cours flambe sur le marché de gros, il faudra se couvrir par des contrats baissiers type SWAPS de prix….Etc.

Le nouveau modèle, compte tenu de la chute de la capacité de production et de l’ARENH peut, par exemple, s’écrire de la façon suivante :

50X10 + 20X10 + 10X10 = 800.  EDF a perdu ici, dans notre exemple, 40TWH par ses abandons et restrictions de capacité, et 20TWH au titre de l’ARENH. Si l’on retient une demande d’électricité de 1000 pour reprendre le modèle précédent, nous aboutissons à un déficit de 200 qui sera mal couvert par les fournisseurs nouveaux qui très majoritairement ne sont que des start-up de la finance flirtant au mieux avec des éoliennes économiquement protégées par des subventions, et par l’importation.

Le nouveau système victime d’attrition et de fragmentation est aussi très fragilisé car il ne développe pas l’offre. Curieusement si le modèle ancien était d’abord peuplé d’industriels, le modèle nouveau se trouve largement peuplé de gestionnaires et de financiers, en particulier un nombre considérable de traders. Et même EDF finira par connaitre une attrition d’ingénieurs pour embaucher jusqu’à près de 800 financiers dans son « EDF Trading ».  Toute tempête géopolitique- qui n’était dans notre exemple qu’un prélèvement de rente internationale pour un montant de 100 unités monétaires- devient un tsunami. Alors que le modèle bunker « contient » le prélèvement de la rente internationale, le nouveau système, véritable château de cartes  mis en place sur décision politique, ruine les acteurs. Alors que le modèle bunker permettait l’internalisation du prélèvement international, le nouveau modèle ouvre la porte à une externalisation généralisée désormais mal contenue par un EDF affaibli. Les start-ups mal couvertes par des aléas imprévisibles externalisent sur leurs clients au prix fort, celui du prix du gaz, auteur de la tempête. Les clients victimes tentent de renégocier et se retournent vers un EDF affaibli qui lui-même deviendra victime du cours du gaz et achètera de l’électricité au prix fort…. Jusqu’ici cédée à ses concurrents (ARENH)…. Des start-up disparaissent et laissent des ardoises financières par essence contagieuses….Tous les acteurs qui avaient quitté EDF et ses tarifs pour croire au miracle des contrats négociés se trouvent dans la position de victimes du prix du gaz. Et nous retrouvons la crique de bon sens : il n’est pas acceptable d’être victimes de prix aussi élevés alors qu’en France le cout moyen de l’électricité reste faible. Pour comprendre la réalité il fallait d’abord comprendre que nous avons abandonné un modèle donnant toutes satisfactions au profit d’ un autre économiquement et politiquement aberrant.

La clé n’est pas sous le lampadaire

Pour autant le combat continue et la plupart des notes des différents décideurs qui vont se retrouver dans quelques jours dans les bureaux de la Commission bruxelloise, n’imaginent à aucun instant que le retour de la raison soit possible. Tel est évidemment le cas de la position du gouvernement français et de la  CRE dont les quelque 200 fonctionnaires restent attachés à la liberté du marché. Il n’y a donc pas à s’émouvoir des propos d’un Benoit Coeuré (président de l’Autorité de la Concurrence) qui dans les Echos du 4 mars dernier continue d’affirmer que la concurrence est bonne et qu’elle favorise l’émergence d’acteurs innovants. Sans doute ne pensait-il pas dans son intervention au marché de l’électricité qui a tant fait pour dissoudre le tissu industriel français. Alors que le modèle « bunker » consolidait en permanence un tissu industriel d’exceptionnelle qualité, le nouveau modèle apportera la désolation industrielle. Qui en a pris conscience ?

 

 

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20 février 2023 1 20 /02 /février /2023 18:27

Nous reprenons ici une récente vidéo (Thinkerview)  présentant le point de vue d'Hevé Machenaud ancien directeur exécutif du groupe EDF. Sa réflexion concernant l'ARENH et les fournisseurs d'électricité est exposée entre 1h16 et 1h31. Hervé Machenaud s'interroge bien sûr à cette volonté de créer un marché européen de l'électricité et y voit une forte pression de l'Allemagne bien décidée à tuer le nucléaire français.. Nous voudrions ci-dessous apporter quelques compléments de réflexion sur le scandale de l'ARENH qu'il dénonce..

Ce dispositif censé être la porte d'entrée  d'un marché qu'il fallait créer est précisément l'outil d'une violence juridique, symbolique et économique. 

Concrètement l'ARENH est une obligation légale de céder 25% de l'électricité nucléaire d'EDF à tout fournisseur ayant décidé de s'investir sur le nouveau marché et apportant la preuve d'un portefeuille de clients acheteurs d'électricité. Les fournisseurs -jusqu'à près d'une centaine avant la crise et beaucoup moins aujourd'hui- se répartissaient le volume d'ARENH proportionnellement au portefeuille. Bien évidemment il ne s'agit pas officiellement d'une subvention puisqu'il existe un prix fixé par l'administration. De nombreux débats se sont déroulés y compris au niveau de la Cour des Comptes pour s'interroger sur le prix.  S'agit-il d'un cout complet, y compris le cout du démantèlement des centrales, ou d'un prix ne permettant pas à EFD de couvrir ses couts? Sans entrer dans le débat, il suffisait de voir au niveau du régulateur, c'est à dire la CRE, pour constater que la demande dépassait largement le quota ARENH, preuve que le prix était et reste extraordinairement intéressant. Il s'agit donc d'un détournement de valeur  d'une richesse produite par EDF, laquelle est pourtant une entreprise que l'on veut classique en la plongeant dans le bain de la concurrence. Il s'agit donc d'un détournement, d'un délit, couvert par l'administration et que les surveillants de l'Etat de droit ( Conseil d'Etat et Conseil Constitutionnel) n'ont pas voulu repérer.... ce qui ne peut que décrédibiliser les institutions. Ce détournement est devenu scandale lorsqu'avec la crise, EDF s'est vu imposé un montant accru d'ARENH, détournement nouveau entrainant une pénurie pour l'entreprise et obligeant cette dernière à acheter à des prix ahurissants de quoi satisfaire sa propre clientèle.

Symboliquement l'ARENH est insupportable pour les équipes de l'entreprise y compris ses dirigeants puisque l'on détourne de la valeur pour l'offrir à des concurrents nouveaux qui n'ont sauf de très rares cas '(Total Energies ou Engie) aucune compétence spécifique en matière industrielle. La seule compétence des équipes de ces concurrents n'est que de révéler  une habileté commerciale et spéculative puisque désormais le bien électricité n'est plus qu'un actif marchand sur lequel peut se construire une multitude d'actifs financiers d'un montant très supérieur à l'actif réel.... On s'éloigne de la question de l'énergie pour entrainer dans la finance spéculative les jeunes générations dont le talent pourrait se déployer sur les réalités économiques. L'ARENH c'est aussi le rétrécissement des emplois productifs et la promotion des activités inutiles voire nuisibles. C'est sans doute la critique la plus grave.

La réalité est d'autant plus scandaleuse dans sa violence que l'on cherche à promouvoir les lois du marché sans en connaitre les règles profondes. Rappelons en effet qu'un marché quelconque suppose la liberté de contracter pour tous les participants et le strict respect des droits de propriété sur les biens échangés. Sur les marchés classiques dans un Etat qui se dit de droit, les acteurs ne font l'objet d'aucune violence entrainant la limitations des droits de propriété. Le marché de l'électricité ne respecte pas ces axiomes de base: nul respect des acteurs et nul respect de la propriété de ce qui est échangé. 

Je laisse la place à Hervé Machenaud. Bonne écoute.

 

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6 février 2023 1 06 /02 /février /2023 10:43

EDF était naguère une entreprise intégrée allant de la production à la distribution et surtout disposant d’une situation de monopole. Durant de très nombreuses années ses dirigeants ont considéré que l’entreprise relevait d’un monopole naturel qui à ce titre fonctionnait à rendements continuellement croissants. Dans le cas considéré, l’entreprise constituée d’une multitude d’unités de production (hydraulique, nucléaire, charbon, fuel, gaz),  devait en principe couvrir  ses coûts (charges fixes + charges variables) par le jeu d’un tarif fixé par EDF et son actionnaire c’est -à-dire l’Etat.

EDF et ses couts marginaux

En pénétrant plus loin dans l’analyse ce qu’on appelle coût marginal, comme coût de l’unité supplémentaire produite peut être analysé au niveau de l’entreprise ou au niveau de chaque unité productrice d’électricité. L’habitude a été prise qu’on ne s’intéresse au coût marginal que pour exprimer le coût de la mise en service d’unités supplémentaires pour couvrir une hausse d’appel d’électrons par le marché. Dans la réalité gestionnaire cette pratique correspond aussi à une régulation de l’ensemble : EDF met en service d’abord les unités les plus efficientes et n’actionne les moins efficientes  qu’en respectant  une logique de coûts croissants. Ainsi à tout moment, et en dehors de la question de la tarification, EDF fonctionnait dans un rationalité économique parfaite : il n’était pas possible dans les conditions techniques, scientifiques et sociales du moment de faire mieux.

EDF et l’idée de rendements continuellement croissants

Le raisonnement allait plus loin encore en précisant que la production en continuelle augmentation permettait de bénéficier de rendements continuellement croissants. Bien sûr la croissance économique supposait la mise à disposition des usagers de quantités croissantes d’électricité, donc de plus en plus de centrales. Même en laissant de côté le progrès technique et en supposant inchangées les productivités des divers facteurs de production il est évident que l’infrastructure EDF allait bénéficier d’économies d’échelle. Clairement tout au long de l’aventure du monopole les charges fixes unitaires ne pouvaient en tendance longue que décroitre. Certes il pouvait y avoir  à tel ou tel moment une hausse des charges fixes, par exemple celles correspondant à l’élargissement du réseau de transport, mais ces charges nouvelles devaient s’évanouir dans la mesure où la circulation d’électrons se faisait plus grande. Il existait donc bien chez EDF une loi des rendement continuellement croissants justifiant l’idée de monopole naturel.

EDF et sa maitrise technique des rendements croissants

Toujours dans la pratique, EDF pouvait veiller à ce que son rendement reste maximal en évitant de mettre en réserve trop d’unités porteuses de charges fixes, donc en tentant de mettre en place des outils de lissage de la demande. Ainsi plutôt que de s’orienter vers des charges fixes unitaires plus lourdes, il sera préféré d’inviter l’usager à des effacements de demande pour lequel il sera rémunéré (heures creuses ou majorées, tarif de nuit, etc.). Le même souci entrainera l’ouverture du réseau et sa progressive interconnexion avec les réseaux étrangers.

EDF et sa maitrise politique des rendements croissants

Les ingénieurs économistes qui pilotaient EDF à l’époque du monopole connaissaient sans doute mieux les principes des rendements croissants que les actionnaires/fonctionnaires de l’Etat. A ce titre ces mêmes ingénieurs économistes se posaient presque souverainement la question du devenir de cette efficience maximale contenue dans le strict respect de la loi des rendements croissants. Plusieurs possibilités théoriques : la diffusion la plus large de l’efficience par le biais de prix continuellement toujours plus bas au bénéfice des usagers, la rétribution de l’actionnaire public lequel par voie fiscale ou réglementaire pourra rediffuser l’efficience, le maintien dans l’entreprise sous la forme d’investissements nouveaux continuellement croissants, enfin une combinaison de ses diverses possibilités. Si l’on compare l’évolution en longue période des prix de l’électricité entre les divers pays européens, on s’aperçoit que c’est plutôt le choix de la diffusion vers tous les usagers qui fut retenue : les électrons d’EDF deviennent  le  principe actif majeur de la compétitivité de l’économie française. Aux commandes de l’immense machine EDF, les ingénieurs économistes, aussi serviteurs de la Nation, vont en quelque sorte prendre le pouvoir sur l’actionnaire d’où le développement de l’idée d’un « Etat EDF ». Et un Etat qu’il faudra combattre de plus en plus avec la disparition progressive de ce que Bourdieu appelait de noblesse d’Etat et son remplacement par une noblesse managériale nouvelle, celle à cheval entre secteur privé et secteur public.

Une autre vision du monde implique la fin des rendements croissants

Tout va changer avec la naissance de la concurrence et la victoire de la noblesse managériale d’aujourd’hui. La concurrence introduit le principe d’émiettement de l’outil de production avec pour effet majeur la fin des rendements croissants.

                    -Ajustement complexifié de l’offre à la demande

Cette fin des rendements croissants commence avec le traitement difficile de l’ajustement offre/demande d’électrons. Cet ajustement instantané et infiniment précis était centralisé et s’opérait selon le principe d’autorité : toutes les unités de production obéissent strictement aux mouvements de la demande. L’entreprise dans sa diversité est unique et obéit à l’autorité qui centralise et commande l’ajustement. Le cout du non ajustement étant très élevé (variations de la fréquence avec accidents, délestages dramatiques et rupture des rendements croissants) le principe d’autorité -dans ce contexte de contrainte d’ajustement très élevé- est celui qui permet le mieux la coordination entre les  unités productives. Désormais, c’est -à-dire aujourd’hui, la coordination se passe par le marché et ses couts augmentent avec la nécessité d’introduire une bureaucratie réglementaire extérieure aux acteurs du marché. Inventer un marché et se mettre à jouer suppose la mise en place de règles afin d’anticiper et réguler une coordination d’acteurs qui ne sauraient avoir spontanément une vue d’ensemble.  D’où le CRE occupé par la nouvelle noblesse managériale et ses annexes.

                       -Les lourdeurs de l’intermittence

Mais la fin des rendements croissants repose aussi sur l’introduction d’unités de production dites intermittentes qu’il faudra épauler de diverses façons : doublement des unités de production d’électricité type éoliennes par des centrales classiques à actionner en cas d’absence de vent, principe de priorité de ces mêmes unités au détriment du classique en cas de vent important, subventionnement majeur de ces mêmes unités. Au-delà il faudra tenter de surplomber les lois simples et indépassables de la physique en tentant un stockage extraordinairement couteux : hydrogène, batteries et plus généralement les diverses stations de transfert d’énergie. Enfin la concurrence ne pourra naitre qu’avec la garantie de trouver auprès d’EDF des ressources sûres (ARENH).

La création artificielle d’un marché de l’électricité met ainsi fin au principe d’efficience maximale. Jadis les ingénieurs économistes d’EDF se servaient des prix pour valider une idée d’Etat providence : le monopole utilise le système des prix pour aboutir à un progrès que l’on vit encore comme aventure collective. Aujourd’hui les managers à cheval entre le public et le privé voient dans le marché artificiel et bureaucratisé l’exercice de la simple  liberté individuelle : l’Etat providence efficient laisse la place à la providence du marché. Avec souvent les rentes correspondantes, par essence privées, qu’au nom du respect du marché on ne saurait taxer. Désormais le prix ne peut que se fixer sur le cout marginal et les productions les plus rentables ne sauraient être taxées.  

Le  chemin à l’envers de l’industrie

Très curieusement au moins une partie du monde industriel semble parcourir le chemin inverse de celui d’EDF. Classiquement parce que le principe de coordination offre/demande est beaucoup plus aisé dans les marchandises classiques que dans le cas des électrons (le stockage, notamment y est possible) la concurrence s’avère techniquement facile et les divers acteurs s’y déploient sur un véritable marché autorégulé. Bien évidemment le principe d’efficience est toujours recherché, d’où une recherche continuelle de gains de productivité mais aussi la recherche d’effets d’échelle. La mondialisation fut sans doute un moment très important de recherche d’efficience avec spécialisation par pays et recherche d’avantages comparatifs notamment sur les couts de la mains d’œuvre. Parvenues à l’optimisation extrême dans un monde très concurrentiel, les entreprises industrielles sont de plus en plus à la recherche de nouveaux rendements croissants et de ce point de vue, sans le théoriser, elles aimeraient découvrir ce qui faisait le logiciel d’EDF : comment homogénéiser la production, la répartir entre toutes les unités disponibles jusqu’ici en concurrence et aboutir à des rendements fortement croissants ? Cela passe évidemment par une cartellisation masquée…un peu comme EDF n’était au fond qu’un cartel- il est vrai officiel- d’unités de production.

Cette cartellisation a commencé il y a bien longtemps avec les intrants techniques des diverses marchandises produites : les marchandises ne sont pas homogènes, notamment les marques comptent énormément, toutefois les composants et pièces élémentaires le sont davantage. Dans l’industrie automobile les choses iront très loin avec par exemple la construction d’unités de moteurs pour une diversité de marques. Aujourd’hui avec la numérisation et la flexibilisation des chaines il est possible d’aller beaucoup plus loin et garantir la baisse continue des charges fixes pour l’ensemble de la branche. Parce que les chaines ne sont plus spécialisées, qu’elles peuvent produire indifféremment et sans délais des voitures techniquement différentes et de marques différentes, on se retrouve dans la situation d’EDF monopoleur qui pouvait ajuster dans l’instantanéité l’ensemble de son parc. Les différentes entreprises restent en concurrence mais le poids de cette dernière est absorbée par un bloc productif de plus en plus solidaire, de fait de plus en plus monolithique, permettent de découvrir une loi des rendements croissants. Alors que la séparation technique des chaines entrainait des gaspillages de charges fixes notamment sous forme de productions inférieures aux capacités, désormais il est techniquement possible de faire disparaitre ce gaspillage et donc d’aller plus loin dans la course aux rendements. Reste évidemment à partager les charges fixes économisées, ce qui passe par une plateforme d’échanges. Allant plus loin le modèle d’EDF reste une référence et l’intégration complète justifie toute la réflexion actuelle sur la disparition des concessionnaires de l’industrie automobile. EDF fut obligée de se séparer de son véhicule de transport et de distribution mais l’industrie automobile cherche à découvrir et parcourir le chemin inverse….On pourrait bien sûr multiplier les exemples.

Bien évidemment cette tentative de cartellisation masquée se heurte aux dures réalités d’un monde en grande perturbation : chaines de la valeur brisées par les nouvelles constructions géopolitiques, barrières technologiques nouvelles, protectionnisme, fractionnement normatif, blocus divers, etc.

 

 

 

 

 

 

 

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